Le CBD et la libre circulation des marchandises : enjeux européens

La commercialisation du cannabidiol (CBD) au sein de l’Union européenne soulève des questions complexes à l’intersection du droit, de la santé publique et du commerce international. Cette molécule issue du cannabis, aux propriétés relaxantes mais non psychoactives, se trouve au cœur d’un débat juridique et économique majeur. Comment concilier les principes fondamentaux de libre circulation des marchandises avec les préoccupations légitimes des États membres en matière de contrôle des substances potentiellement nocives ? L’harmonisation des réglementations nationales sur le CBD représente un défi de taille pour les institutions européennes, confrontées à des approches parfois diamétralement opposées entre pays.

Cadre juridique du CBD dans l’union européenne

Le statut juridique du CBD au sein de l’UE est caractérisé par une mosaïque de réglementations nationales, parfois contradictoires. Cette situation découle en grande partie de l’absence d’une législation européenne spécifique et harmonisée concernant cette substance. Néanmoins, certains principes généraux du droit communautaire s’appliquent et encadrent la commercialisation du CBD sur le marché unique.

Le règlement (UE) n°1307/2013 relatif à la politique agricole commune constitue l’un des textes de référence en la matière. Il autorise la culture du chanvre industriel contenant moins de 0,2% de THC (tétrahydrocannabinol, la molécule psychoactive du cannabis) sur le territoire européen. Cette disposition ouvre la voie à une production légale de CBD issu de ces variétés de chanvre à faible teneur en THC.

Par ailleurs, le règlement (CE) n°178/2002 établissant les principes généraux de la législation alimentaire européenne s’applique potentiellement aux produits contenant du CBD destinés à la consommation humaine. Ce texte pose notamment des exigences en matière de sécurité sanitaire et de traçabilité qui concernent directement les fabricants et distributeurs de produits au CBD.

Enfin, la directive 2001/83/CE instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain peut entrer en jeu lorsque des allégations thérapeutiques sont associées à des produits contenant du CBD. Dans ce cas, ces derniers sont susceptibles d’être considérés comme des médicaments et soumis à une procédure d’autorisation de mise sur le marché spécifique.

Arrêt kanavape et jurisprudence de la CJUE

Analyse de l’affaire C-663/18 du 19 novembre 2020

L’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) dans l’affaire Kanavape constitue un tournant majeur dans l’approche juridique du CBD au niveau communautaire. Cette décision fait suite à une question préjudicielle posée par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence concernant la légalité de l’interdiction en France de la commercialisation du CBD légalement produit dans un autre État membre.

Les faits de l’espèce concernaient deux entrepreneurs français poursuivis pour avoir importé et commercialisé en France une cigarette électronique contenant de l’huile de CBD légalement produite en République tchèque. La législation française interdisait alors l’utilisation de toutes les parties de la plante de cannabis, y compris celles à faible teneur en THC utilisées pour extraire le CBD.

Dans son analyse, la CJUE a examiné plusieurs aspects cruciaux :

  • La qualification du CBD comme stupéfiant au regard des conventions internationales
  • L’application du principe de libre circulation des marchandises au CBD
  • La proportionnalité des restrictions nationales à cette libre circulation

Interprétation de l’article 34 TFUE par la cour

La Cour s’est appuyée sur l’article 34 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) qui prohibe les restrictions quantitatives à l’importation entre États membres. Elle a considéré que l’interdiction française de commercialisation du CBD constituait une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative au sens de cet article.

Selon la jurisprudence constante de la CJUE, une telle mesure ne peut être justifiée que par l’un des motifs d’intérêt général énumérés à l’article 36 TFUE ou par des exigences impératives . De plus, la mesure doit être proportionnée à l’objectif poursuivi et ne pas constituer un moyen de discrimination arbitraire.

Dans le cas d’espèce, la Cour a estimé que l’interdiction française ne pouvait se justifier par l’objectif de protection de la santé publique invoqué par les autorités nationales. En effet, elle a souligné que le CBD, contrairement au THC, ne présentait pas d’effets psychoactifs avérés ni de danger pour la santé humaine sur la base des données scientifiques disponibles.

Le CBD ne saurait être considéré comme un stupéfiant, au sens de la convention unique des Nations unies sur les stupéfiants de 1961.

Impact sur la réglementation française du CBD

La décision de la CJUE dans l’affaire Kanavape a eu des répercussions majeures sur le cadre réglementaire français relatif au CBD. Elle a contraint les autorités françaises à revoir leur position et à adapter leur législation pour se conformer au droit communautaire.

Suite à cet arrêt, la France a dû assouplir sa réglementation sur le CBD. Un nouvel arrêté publié le 30 décembre 2021 a autorisé la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale du chanvre et de ses dérivés (dont le CBD) sous certaines conditions :

  • La teneur en THC des plants de chanvre ne doit pas dépasser 0,3%
  • Seules les variétés de chanvre inscrites au catalogue commun des espèces agricoles peuvent être utilisées
  • La commercialisation des fleurs et feuilles brutes reste interdite

Cette évolution réglementaire illustre l’influence directe de la jurisprudence européenne sur les législations nationales en matière de CBD. Elle souligne également la nécessité pour les États membres d’adapter leurs politiques aux principes du marché unique, tout en préservant une marge de manœuvre pour encadrer la commercialisation de ces produits.

Disparités réglementaires entre états membres

Malgré l’arrêt Kanavape et les efforts d’harmonisation, des disparités significatives persistent entre les approches réglementaires des différents États membres concernant le CBD. Ces divergences reflètent des sensibilités culturelles, des priorités politiques et des interprétations juridiques variées au sein de l’Union européenne.

Cas de la suède : interdiction totale du CBD

La Suède adopte l’une des positions les plus restrictives de l’UE concernant le CBD. Les autorités suédoises considèrent le cannabidiol comme un stupéfiant, indépendamment de son origine (naturelle ou synthétique) et de sa teneur en THC. Cette interprétation s’appuie sur une lecture stricte de la loi nationale sur les stupéfiants, qui inclut tous les dérivés du cannabis.

Cette approche a conduit à l’interdiction totale de la vente et de la possession de produits contenant du CBD en Suède, y compris ceux légalement produits dans d’autres États membres. Cette position soulève des questions quant à sa compatibilité avec le principe de libre circulation des marchandises et la jurisprudence récente de la CJUE.

Approche libérale des Pays-Bas et du luxembourg

À l’opposé du spectre réglementaire, les Pays-Bas et le Luxembourg ont adopté des politiques beaucoup plus libérales concernant le CBD. Aux Pays-Bas, le CBD est considéré comme un complément alimentaire légal, à condition qu’il soit extrait de variétés de chanvre autorisées et ne contienne pas plus de 0,05% de THC.

Le Luxembourg va encore plus loin dans sa politique de tolérance. Non seulement le CBD y est légal, mais le pays a annoncé en 2018 son intention de légaliser la production et la consommation de cannabis à des fins récréatives, ce qui pourrait avoir des implications sur le marché du CBD.

Ces approches libérales facilitent le développement d’un marché dynamique du CBD dans ces pays, attirant investissements et innovations. Cependant, elles posent également des défis en termes de contrôle qualité et de protection des consommateurs.

Politique de tolérance en espagne et en belgique

L’Espagne et la Belgique ont adopté des positions intermédiaires, caractérisées par une certaine tolérance envers le CBD tout en maintenant des restrictions. En Espagne, la vente de produits contenant du CBD est tolérée tant qu’ils sont destinés à un usage externe (cosmétiques, par exemple) et ne font pas l’objet d’allégations thérapeutiques.

La Belgique, quant à elle, autorise la vente de produits au CBD contenant moins de 0,2% de THC, à condition qu’ils ne soient pas présentés comme des médicaments. Les autorités belges considèrent le CBD comme un novel food (nouvel aliment) nécessitant une autorisation préalable pour être commercialisé sous forme de complément alimentaire.

Ces approches nuancées illustrent la recherche d’un équilibre entre ouverture au marché du CBD et contrôle des risques potentiels pour la santé publique. Elles soulignent également la complexité de l’harmonisation réglementaire au niveau européen face à des traditions juridiques et des perceptions sociétales divergentes.

Enjeux douaniers et contrôles aux frontières

La libre circulation des produits contenant du CBD au sein de l’Union européenne se heurte à des défis pratiques en matière de contrôles douaniers et de surveillance des frontières. Les disparités réglementaires entre États membres compliquent la tâche des autorités chargées de vérifier la conformité des marchandises en circulation.

Système TRACES pour la traçabilité des produits CBD

Pour faire face à ces enjeux, l’Union européenne a mis en place le système TRACES ( Trade Control and Expert System ). Cet outil informatique vise à assurer la traçabilité et le contrôle des mouvements d’animaux, de produits d’origine animale, et de certains végétaux au sein du marché unique. Bien que non spécifiquement conçu pour le CBD, TRACES est de plus en plus utilisé pour suivre les flux de produits dérivés du chanvre.

Le système permet notamment :

  • D’émettre des certificats sanitaires et phytosanitaires électroniques
  • De notifier les autorités compétentes des mouvements de marchandises
  • De faciliter l’échange d’informations entre opérateurs économiques et autorités de contrôle

L’intégration des produits CBD dans TRACES pourrait contribuer à renforcer la confiance mutuelle entre États membres et à fluidifier les échanges transfrontaliers. Cependant, elle nécessite une harmonisation des critères de classification et de contrôle au niveau européen.

Rôle de l’agence européenne des médicaments (EMA)

L’Agence européenne des médicaments (EMA) joue un rôle crucial dans l’évaluation des produits à base de CBD présentant des allégations thérapeutiques. Bien que le CBD ne soit pas systématiquement considéré comme un médicament, certaines préparations peuvent entrer dans le champ de compétence de l’EMA.

L’agence est notamment chargée :

  • D’évaluer les demandes d’autorisation de mise sur le marché pour les médicaments contenant du CBD
  • De fournir des avis scientifiques sur la qualité, la sécurité et l’efficacité de ces produits
  • De coordonner la pharmacovigilance au niveau européen

Le positionnement de l’EMA sur les produits CBD à visée thérapeutique influence directement les politiques nationales en matière de contrôle et d’importation. Une clarification du statut de ces produits au niveau européen permettrait de réduire les incertitudes réglementaires et faciliterait le travail des autorités douanières.

Coopération entre l’OLAF et les autorités nationales

L’Office européen de lutte antifraude (OLAF) collabore étroitement avec les autorités douanières nationales pour lutter contre les importations illégales et la contrebande de produits CBD non conformes. Cette coopération s’avère essentielle face à la complexité du marché et aux risques de fraude.

Les actions conjointes de l’OLAF et des services douaniers nationaux visent notamment à :

  • Identifier les réseaux de distribution de produits CBD illégaux
  • Renforcer les contrôles ciblés aux points d’entrée stratégiques
  • Développer des méthodes d’analyse rapide pour détecter les produits non conformes

Cette collaboration contribue à préserver l’intégrité du marché unique tout en protégeant la santé des consommateurs européens. Cependant, elle souligne également la nécessité d’une approche plus harmonisée au niveau communautaire pour simplifier les procédures de contrôle et réduire les coûts associés.

Harmonisation européenne et perspectives d’évolution

Face aux disparités réglementaires persistantes et aux défis posés par le marché croissant du CBD, une harmonisation au niveau européen apparaît de plus en plus nécessaire. Plusieurs initiatives sont en cours pour définir un cadre commun, conciliant les impératifs de santé publique, de libre circulation des marchandises et de développement économique.

Travaux du parlement européen sur le cannabis thérapeutique

Le Parlement européen s’est saisi de la question du cannabis thérapeutique, dont le CBD est une composante essentielle. En février 2019, il a adopté une résolution appelant la Commission européenne

à élaborer un cadre réglementaire commun pour le cannabis médical, y compris le CBD. Cette résolution souligne l’importance d’une approche harmonisée au niveau européen pour garantir l’accès des patients à des traitements sûrs et efficaces.

Les principaux points abordés dans cette résolution incluent :

  • La nécessité de définir des normes de qualité pour les produits à base de cannabis médical
  • L’encouragement de la recherche scientifique sur les applications thérapeutiques du CBD
  • La formation des professionnels de santé sur l’usage du cannabis médical
  • L’harmonisation des procédures d’autorisation de mise sur le marché au niveau européen

Bien que non contraignante, cette résolution marque une étape importante vers une reconnaissance accrue du potentiel thérapeutique du CBD et une possible harmonisation des réglementations nationales.

Position de la commission européenne sur le novel food

La Commission européenne joue un rôle central dans la définition du statut réglementaire du CBD au niveau communautaire. Sa position actuelle considère le CBD comme un « novel food » (nouvel aliment) au sens du règlement (UE) 2015/2283. Cette classification implique que les produits contenant du CBD destinés à la consommation humaine doivent obtenir une autorisation préalable avant leur mise sur le marché européen.

Cette approche soulève plusieurs enjeux :

  • La nécessité pour les fabricants de constituer des dossiers scientifiques démontrant l’innocuité de leurs produits
  • Des délais d’évaluation potentiellement longs par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)
  • Des coûts élevés liés à la procédure d’autorisation, qui pourraient freiner l’innovation dans le secteur

Cependant, la position de la Commission reste sujette à débat. Certains acteurs du marché contestent la classification du CBD comme novel food, arguant que son utilisation était répandue avant 1997 (date de référence pour les nouveaux aliments). Cette controverse illustre la complexité de l’encadrement réglementaire du CBD à l’échelle européenne.

Initiatives de l’EIHA pour une réglementation commune

L’Association européenne du chanvre industriel (EIHA) joue un rôle proactif dans les efforts d’harmonisation réglementaire du CBD au niveau européen. Cette organisation représente les intérêts de l’industrie du chanvre et milite pour un cadre juridique clair et uniforme au sein de l’UE.

Parmi les initiatives clés de l’EIHA, on peut citer :

  • La proposition d’un « Novel Food Consortium » visant à mutualiser les ressources des entreprises pour financer les études de sécurité nécessaires à l’autorisation du CBD comme nouvel aliment
  • L’élaboration de lignes directrices pour des pratiques de production et de commercialisation responsables du CBD
  • Le plaidoyer auprès des institutions européennes pour une révision de la limite de THC autorisée dans les produits finis (actuellement fixée à 0,2% dans la plupart des États membres)

Ces efforts de l’EIHA témoignent de la volonté de l’industrie de contribuer activement à l’élaboration d’un cadre réglementaire harmonisé et adapté aux réalités du marché du CBD. Une telle approche collaborative entre les acteurs économiques et les instances régulatrices pourrait faciliter l’émergence d’un consensus au niveau européen.

L’harmonisation des réglementations sur le CBD au sein de l’UE reste un défi complexe, nécessitant la conciliation d’intérêts parfois divergents. Cependant, les initiatives en cours, qu’elles émanent des institutions européennes ou des acteurs de l’industrie, laissent entrevoir la possibilité d’un cadre commun à moyen terme. Ce processus d’harmonisation sera crucial pour garantir la sécurité des consommateurs, favoriser l’innovation dans le secteur et permettre le développement d’un marché européen du CBD à la fois dynamique et responsable.

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